Oublier les mots !
Il est facile de bavarder. Il est plus difficile de penser. Il est facile de laisser son cœur s'épancher, d'exprimer de mille manières nos effrois intérieurs, nos bobos de l'âme. Je suis comme cela : j'ai le blabla facile, j'ai la logorrhée fluide. J'aime les concepts, les idées, les principes, les grands desseins, les plans bien construits. Est-ce une maladie du goût de l'ordre ? Est-ce une volonté de mettre le réel en boite : que tout soit parfait, que tout réponde à quelques formules mathématiques, physiques, logiques... et puis n'en parlons plus !?
J'ai tout vu, tout compris, et, en même temps, je n'ai de cesse de vouloir tout apprendre, tout savoir, tout expliquer... comme si j'avais une étrange angoisse à combler... comme si, au fond du fond, au fond de moi-même se trouvait une faille immense que j'essaie de colmater à grand renfort de mots.
Les mots : voilà notre enduit préféré, notre baume guérisseur universel. Mettre de la pâte de mots sur nos maux psychiques... Oh ! Que j'aime m'en tartiner !
Ces mots sont là pour combler l'angoisse fondamentale qui me saisit face à mon ignorance. La vérité est que je suis ignorant. Et plus j'apprends et plus c'est le bordel dans ma tête ! Plus j'assimile des notions, des concepts, des expériences, et plus c'est la pagaille en moi ! Je ne sais plus comment ranger tout cela ! Alors je sors mon bibliothécaire intérieur. Et je le charge de tout ranger, tout briquer, tout classer frénétiquement... afin que l'ordre se fasse, merde ! Et j'invente de nouveaux concepts, de belles théories, de fantastiques idéologies, de nouvelles religiosités, de nouveaux mouvements politiques ou encore une technologie qui me sauvera enfin ! Et me voilà adorateur de Platon et d'Aristote, puis de Mani, puis de saint Augustin ou de Thomas d'Aquin, de Rousseau ou de Diderot, de Nanak 1 ou de Raël, de Kant, puis de Marx, puis de Freud, puis de Dédale 2 et finalement de Baal !
Ce mal est infini. Et les prospecteurs sont à l'affût. Les vendeurs bien habillés de sophismes et d'idéologies nouvelles et bien peaufinées. Demandez et vous recevrez ! C'est gratuit, la télévision, la publicité, les réseaux en sont barbouillés. C'est l'inondation à chaque page, à chaque clic, sous chaque image, sous chaque slogan ! Servez-vous ! Le client est roi !
Comment quittez ces leurres ? Ces sirènes sensuelles à qui, même le rusé Ulysse, ne semble pas pouvoir résister... ?
Le premier remède, le premier pas, la prise de la pilule rouge consiste à sonner la retraite : haut et fort ! Cela consiste à dire : STOP. À mettre sa liberté en jeu. À renoncer au moins temporairement à nos habitudes, à notre éducation, à notre religion, à notre manière de voir le monde et sa structure comme « une évidence ». Cela nécessite d'aller en profondeur, d'accepter de casser les codes, de vouloir voir de l'autre côté du miroir, de remettre en doute même ce qu'on avait accepté de sûr, d'acquis et de solide depuis bien longtemps. De mettre une distance salvatrice entre soi et les idées « nouvelles » qui ne s'arrêtent plus de fleurir dans le monde. Une prudente barrière épidémiologique.
Sans cette liberté, il n'est pas de progression possible. Il faut crier. Il faut que ce cri mette un coup d'arrêt à notre ronronnement psychique intérieur. Il s'agit de faire appel à Diogène le Cynique, à Proudhon l'Anarchiste, à Nietzsche le Fou, à Hakuin Ekaku le maître Zen et à ses koans paradoxaux accompagnés de solides coups de baguette !
Il n'y a pas d'avancée possible sans retraite intérieure. C'est la logique et la sagesse de toutes les spiritualités qui proposent des temps « de retraite ». C'est l'écoute et l'obéissance à la parole que reçoit Abram : « Quitte le pays de ton père ». C'est à dire : accepte, assume de penser totalement autrement. Mais le pas est difficile, car la suite est : « va vers le pays que je te montrerai ». C'est-à-dire : va vers une terre qui t'est inconnue.
C'est cette terre inconnue et fertile qu'il nous faut découvrir et habiter en nous. Pour cela, il nous faut d'abord prendre conscience - c'est une révélation au sens fort - que cette terre existe déjà. Et nous toucherons alors au doux paradoxe des Hébreux : la Terre promise est à la fois donnée par la divinité et elle est tout à la fois, à conquérir.
Ma vie, ma nouvelle vie, consiste alors à apprendre l'art de m'emparer de ce qui m'appartient déjà. D'habiter ce qui déjà me constitue.
___________________________
En ce qui me concerne, j'ai fait un pas, en 2011, vers ce chemin de libération. À la suite de la naissance de ma fille, j'ai condensé en moi, tout ce qui semblait m'être vital et indépassable et je l'ai projeté dans un essai violent fait d'aphorismes et de provocations. Son but : faire éclater les concepts faux et les raisonnements boueux de mon esprit. Cela a donné « Nietzsche is dead », un cri contre le politiquement correct et les « évidences » de notre temps, tout autant qu'un cri contre mon propre politiquement correct d'enfant sage et bien élevé et les « évidences » de ma propre pensée.
Lisez-le, critiquez-le, étudiez-le, brûlez-le s'il le faut, mais servez-vous en comme d'une mine anti-personnelle : qu'il explose vos certitudes et vous propulse sur une terre nouvelle. La terre que vous habitez déjà sans le savoir et qu'il vous faut pourtant conquérir l'arme haute et le cœur libre !
Samuel D'Olivier
31 mars 2020.
1 Mystique indien du 15ème siècle fondateur du sikhisme : « nouvelle religion universelle mêlant allègrement islam et hindouisme ».
2 Ingénieur grec mythique, inventeur du compas, d'une fausse vache pour accouplement d'une reine et d'un taureau, puis d'un labyrinthe... pour cacher le fruit immonde de cette union... comme quoi la technologie aura toujours cette fausse vertu de prétendre toujours résoudre les problèmes qu'elle a engendré.