Texte

J'étouffe de George Floyd.

Cri étouffé.

J'écoute le bruit incessant des informations qui bourdonnent de partout et j'entends le cri de désespoir et le désir de justice de mes frères américains.

Un homme, délinquant, sûrement, est arrêté vigoureusement par la police. Le policier n'écoute que son devoir : « la loi, c'est la loi » et il n'écoute pas l'homme qui demande à respirer. Cet homme meurt... l'Amérique s'embrase.

Mon émotion première est : pourquoi ce bruit, pourquoi ces cris qui jaillissent de partout ? Pourquoi aussitôt crier à l'injustice et au racisme ? Qu'est-ce que je connais, moi, de cette situation et des problèmes de ce pays ? Pourquoi les media cherchent-ils à m'entraîner dans leurs émotions ?

Car les media ne sont pas d'abord des moyens technologiques mais des personnes qui décident, en conscience, de diffuser leurs opinions.

Si je dois me soumettre au diktat de l'émotion médiatique pour cet homme, pourquoi ne devrais-je pas aussi pleurer des milliers d'autres cas dans des centaines d'autres pays... mais dont on ne parle pas ? Pourquoi la vie d'un homme vaudrait-elle plus que la vie d'un autre ?

Si je suis choqué aujourd'hui, c'est d'abord du cri de la meute médiatique qui voudrait me forcer aussi à rejoindre la puissance de leurs émotions, à communion à leurs opinions. Et quoi, si je n'avais pas envie de me mettre à genoux devant les intentions de prière proposées par l’Église de l'opinion mondiale ?

Que dire, quand je vois qu'en France, des milliers de personnes, soudainement, sortent de chez elles, bravant l'interdiction de se rassembler, pour demander justice pour George Floyd ? Je dois dire ici toute mon incompréhension. Que peut faire le gouvernement français dans une affaire civile étrangère ? Et pourquoi importer en France l'histoire centenaire et douloureuse du racisme américain ? Sommes-nous Américains ? Avons-nous vraiment la même histoire, les même réflexes culturels ?

Si une chose me choque aujourd'hui, c'est bien le fait qu'il semble que quoi qu'il advienne dans le monde, il faut que nous ayons une opinion dessus, comme si chacun d'entre nous était un juge parfait capable de déterminer avec précision les tenants et aboutissants de toute situation. Cette prétention à l'omniscience me fatigue. Demain, passerons-nous devant un tribunal lorsqu'on dira d'un sujet : je n'ai pas d'avis sur la question ?

Je me sens... envahi... manipulé, contraint, écrasé...

Au fond, si George Floyd étouffe... moi aussi ! J'ai besoin d'air ! Pour penser autrement, pour créer différemment... pour respirer... un autre parfum... un autre continent...

Allons-y !

George Floyd étouffe sous la botte des forces de l'ordre, moi, j'étouffe sous la botte des forces de l'ordre moral qui m'imposent de prendre parti. Et si je pouvais simplement vouloir parler d'autre chose ?

Voilà un souvenir qui me revient : j'ai 11 ans, je suis dans la cour du collège, seul sur un banc, et je médite. Je n'ai pas envie de rejoindre le groupe de ceux qui jouent au foot, pas envie de faire l'andouille avec cet autre groupe... j'ai envie d'autre chose, de poésie, de profondeur... mais cela n'intéresse pas mes camarades.

J'ai grandi avec 3 grands frères, j'ai respiré leurs humeurs, leurs goûts, leurs chansons, leurs jeux. Et je me suis fondu dans le décor. Un jour, vers 11 ou 12 ans, l'un deux me propose de me copier un disque vinyle de chansons pop sur une cassette. Il me demande quelles pistes je désire copier et celles que je ne veux pas. Je suis incapable de lui répondre. Certaines chansons me déplaisent, mais je n'ose pas le lui dire, car j'ai peur qu'il n'approuve pas mes choix, mes goûts. Pourtant, cela lui était indifférent, mais moi, j'avais le sentiment que je ne pouvais pas dire que je n'aimais ce qu'il appréciait. C'est à 20 ans, alors étudiant loin de la maison, qu'un beau jour j'ai fait l'expérience consciente qu'enfin j'avais plaisir à écouter une musique que sûrement mes frères n'aimeraient pas. Je me revois dans le magasin, le double album de James Brown dans les mains... quelle joie !

A partir de ce jour, j'ai commencé à mettre de l'air dans ma vie : j'ai accepté ma différence... oui, à vingt ans ! Il n'est jamais trop tard ! J'ai respiré un air nouveau : celui de trouver de la joie dans quelque chose que mon environnement proche laisse indifférent. C'est un travail de singularisation qui commençait alors. Un travail difficile, herculéen.

Et, aujourd'hui, à 42 ans, je ne veux plus laisser ma conscience être envahie par les opinions et pensées des autres. Ce n'est pas aux media ni aux foules de me dire ce que j'ai à penser.

Halte à l'envahissement mental ! Halte à la pensée publicitaire : celle qui fait crier et fantasmer, mais qui ne crée que de la vapeur et de la déception.

J'aime cette pensée de Marcel Jousse, qui, dans un cours d'histoire sur l'invasion des Gaulois par les Romains (et qu'il comparait à l'invasion de la France par les Allemands) disait : notre drame n'est pas d'être envahi... mais de nous laisser envahir ! Et même de vénérer la puissance de nos envahisseurs ! Gandhi aussi se désolait profondément de cela. Toute la puissance anglaise ne venait que de l'incapacité des Indiens à se détacher du « rêve industriel » britannique.

Mon mental est envahi, se laisse envahir sans cesse par l'idéologie dominante, et me voilà victime encore une fois, terrassé par les opinions féroces des uns et des autres.

Mais si je prends un peu de recul, si j'écoute une autre voix... alors peut-être que je peux me remettre moi-même en cause : pourquoi est-ce que je pense que je dois penser comme les autres ? Qui le dit ? De quoi ai-je peur ? Ne suis-je pas encore prisonnier du jeune adolescent que j'étais, prompt à se fondre dans le moule familial par crainte de ne pas être accepté, reconnu, aimé ? A moi de décider aujourd'hui de rompre avec cette manière de penser, ce tropisme intégré dans mon fonctionnement inconscient.

Alors je m'interroge et je me demande... et George Floyd, lui, appréciait-il la musique de James Brown... ? C'est en fait la seule vraie question qui m'intéresse sur cette actualité !

Samuel D'Olivier

10 juin 2020.